Il y a une rougeur…

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Pascal Quignard, fragments d’une écriture. BNF.fr

Je ne cherche que des pensées qui tremblent. Il y a une rougeur qui appartient à l’intérieur de l’âme.

Je lis ceci en 2003, quand « Les Ombres errantes », de Pascal Quignard, sort en livre de poche. C’est le début du deuxième chapitre. Cela, cette avancée fragmentaire par paragraphes où tout vibre d’une manière particulière, ne ressemble à rien qui me soit connu. L’impression d’avancer dans une nacelle donnant à voir des pans de passé jouant de la viole pour notre terne présent. 

Ce livre a reçu le Prix Goncourt l’année précédente ; des entretiens avec son auteur avaient titillé fortement ma curiosité. J’avais chiné « Tous les matins du monde », que j’avais aimé sans plus, et « Le nom sur le bout de la langue », émerveillé par la première partie (un conte) mais fort circonspect devant la seconde (un bref essai).« Les Ombres errante » est le premier tome d’un projet que son auteur a décidé d’intituler « Dernier royaume », un projet océanique comme la démarche psychanalytique, explique Quignard. Sans vraiment comprendre ce que cela veut dire, je suis alors rentré dans la danse, ou dans l’enchaînement de séances avec fauteuil, sans analyste. Nous en sommes désormais à onze volumes. Un de mes préférés : « Mourir de penser ». 

« Le penseur vit pour le plaisir non seulement d’une recherche sans foi, mais d’une quête sans cause. En ce sens le penseur est le contraire d’un intellectuel. Interrogation pure (sans savoir, sans engagement, sans idéal, sans opinion, sans attente, sans conviction, sans croyance, sans mission, sans accréditation, sans autorisation, sans gage ni salaire, sans patrie) : »

Ce livre m’était précieux avant la pandémie covidesque, il m’est devenu un refuge et une confirmation pendant ces longs mois où s’en remettre aux ordonnances étatiques et aux meuglements médiatiques était la seule absence d’horizon tolérable de qui voulait continuer d’appartenir (un verbe qui m’horripile). Penser éloigne du groupe bien plus qu’on ne le suppose. Penser peut mettre en danger, soi et les autres, parce que tout ordonnancement est alors trituré comme les méninges, les droits et les devoirs sont tambourinés et essorés comme du vieux linge. 

Quignard est aussi un romancier plus pointilliste en ce qu’il se frotte au roman moins fréquemment. Hormis « Villa Amalia » (adapté au cinéma avec Isabelle Huppert), je n’avais jamais été vraiment emballé.

Et puis voilà que le printemps dernier, j’ai trouvé chez un collègue genevois « L’amour la mer » ; je gardais le souvenir d’un moment radiophonique fabuleux, lors de sa sortie, avec Marie Richeux.

C’est un silence si particulier que celui du grand mouvement de la marée de la musique qui s’en va.
Tout à coup elle s’arrête.
Le musicien a ôté les mains du clavier.
On regarde le clavier de noyer, les touches de buis, celles d’ébène. Cet étal nu qui luit en silence, c’est un estran.
Les mains du musicien restent levées tandis que la marée se retire.
Et le silence que l’on voit dans ces mains suspendues au-dessus du clavier entre peu à peu dans l’âme.

Vingt ans que je lis Quignard passionnément, alors je me permets de l’affirmer : « L’amour la mer » est son plus beau livre, celui qui marie toutes les facettes de l’homme, du musicien, de l’amant, de l’écrivain, de l’enfant, de l’obsessionnel, du passionné, du sans âge,…

Il y a bien des stades dans ce qui, entre des pages, peut nous mettre dans un état de jouissance. J’ai découvert, grâce à ce roman au(x) souffle(s) long(s), ce que c’est que d’être subjugué par le grand œuvre d’une plume familière, par son acmé alors qu’on le suit (de si loin) depuis deux décennies et que l’on continuera ce pistage qui n’en est pas un jusqu’à ses dernières heures de lecteur.

Le fabuleux moment radiophonique en question, c’est ici !